L’iconographie alchimique ré-interprète la symbolique de l’amour et des noces. Peu d’artistes contemporains en comprennent aujourd’hui le sens sacré.
L’amour dans l’œuvre
Contrairement au christianisme, qui place l’amour au centre du dogme, les grands noms de l’alchimie classique n’abordent que rarement ce thème dans leurs traités. Même si l’alchimiste prie et s’en remet à plus grand que lui-même, c’est par la connaissance, en œuvrant avec sa matière, qu’il aspire à se transformer. Pourtant, en Occident, à partir du Moyen-Age, toute une imagerie alchimique va se développer en s’inspirant d’une symbolique propre à l’amour. Cela peut probablement s’expliquer par le fait que l’on redécouvre l’alchimie et les textes hermétiques en Europe dans une période baignée à la fois par la mystique chrétienne et l’amour courtois. La série des célèbres tapisseries de la Dame à la licorne à la fin du 15ème siècle offre un très bon exemple de ce croisement de sources. Tout en baignant dans un univers courtois et chrétien où l’amour règne en maître, la Dame ne se présente jamais telle une mystique en prière. Ne cessant d’œuvrer avec la nature, elle se prépare, à sa manière, à ses noces sacrées.
La pensée hermétique n’oppose pas les choses ; elle laisse toujours place à de multiples interprétations afin que chacun puisse comprendre, selon son niveau de conscience. C’est pourquoi, tout en ayant leur langage alchimique propre, ses images font aussi fréquemment référence à d’autres registres symboliques connus, qu’ils soient issus des mythes, du christianisme ou d’autres traditions.
Les noces sacrées
Pour amener du connu à l’inconnaissable, le langage sacré fonctionne par analogie. Ainsi, pour aider à comprendre la nature de l’amour universel divin, il part de l’amour que l’homme connaît en s’appuyant sur la symbolique nuptiale.
Dans l’Antiquité, de nombreux mythes content l’histoire de l’hieros gamos : de noces sacrées entre un homme ou une femme, et un dieu. Ce rite initiatique se présente souvent sous la forme d’un accouplement sexuel. L’alchimiste utilise ce même langage visuel pour nous parler de la phase de conjonction : les noces du Roi et de la Reine. Avant de pouvoir unir le fixe au volatil – la matière au spirituel, celui qui opère le Grand oeuvre d’Hermès pense qu’il faut d’abord, ici-bas, célébrer l’union d’autres contraires : des principes féminin et masculin. Mais pour l’Eglise qui, à l’origine, associe l’amour charnel au péché, l’iconographie diffère. C’est seul, dans la prière ou la contemplation, que le ou la mystique célèbre ses noces sacrées et connaît dans sa chair l’extase spirituelle. Il existe de nombreuses représentations de cette union dans les traités alchimiques. Les plus connues demeurent celles extraites du Rosaire des Philosophes, du Donum Dei de Mylius ou de l’Atalante Fugitive de Maier.
Peu d’artistes contemporains se réfèrent dans leurs œuvres à la symbolique des noces sacrées. Peut-être parce que, l’imagerie sexuelle omniprésente ne nous parle plus que de l’eros – du désir et plaisir de la chair. Lorsque certains s’en emparent, ils privilégient un symbole moins dénaturé pour en témoigner ; celui de la mariée. On pense par exemple aux robes épurées, emprisonnées au cœur d’amas de fils de Chiaru Shiota. Une artiste qui, à travers des objets usuels résonnant dans notre inconscient, tente de nous faire éprouver des émotions de nature sacrée. Ou bien à celle de Jean Fabre, faite à partir de scarabées verts – un symbole de résurrection (Mur de la montée des anges). Ou encore, à la photographe Kimiko Yoshida, qui, via ses autoportraits en mariée, cherche dans la disparition de la figure à « rendre visible combien l’invisible dans le visible demeure invisible ». Dans un style plus explicite, certains plasticiens comme Xooang Choi (the pink dreamers, the one) réactualise l’idée de la fusion des corps alors que des peintres comme Johfra ou Andrew Gonzales témoignent de la dimension cosmique de l’union, s’inscrivant ainsi dans une longue tradition d’artistes visionnaires et symbolistes.
La figure allégorique de l’Amour
Dans l’art sacré, l’amour, comme la sagesse, se présente très souvent sous les traits d’une femme. Qu’elle se nomme Isis, Vierge Marie, Pistis Sofia, Alchemia, cette figure allégorique témoigne toujours de mêmes vertus. Elle est force d’éveil et de transformation ; elle nourrit et enseigne patiemment ; elle protège et guérit les peines de celui qui s’abandonne à elle, tout en lui demandant toujours un peu plus. Depuis la nuit des temps, toutes celles qui incarnent cette figure témoignent du même mythe lunaire : le retour à la vie après un cycle de gestation qui s’opère dans la matière ; le réveil de la lumière endormie du croissant naissant qui amène l’Homme à croître et renaître céleste, lorsque la lune est pleine.
En alchimie, la femme peut incarner différents aspects. Elle est Dame Nature, celle avec laquelle l’artiste dialogue sans répit ; Dame Vénus, un état de la pierre ou bien encore Alchemia, la Vierge Minérale. Cette figure se présente souvent sous les traits d’une femme qui nourrit la pierre et enseigne à l’alchimiste l’Art du fixe et du volatil (Collectanea chymica, De Alchemia, Symbola aureae mensae). Par la connaissance qu’elle délivre, ce chercheur apprend à connaître le feu et l’amour (Atalante Fugitive).
De nombreux artistes contemporains s’inspirent de la figure de la Vierge Marie, le plus souvent pour les vertus de charité et de pardon qu’elle incarne (Andres Serrano, David La Chapelle, Pierre et Gilles…). Il existe en revanche peu d’exemples mettant en avant la force et la sagesse de cette figure de l’amour universel, pourtant présente sous la forme de la Vierge au livre ou de la Vierge nourrice dans l’iconographie classique. On citera néanmoins Milky way de Kiki Smith.
Le cœur sacré
Si le cœur reste perçu comme le symbole de l’amour sentimental, peu connaissent encore aujourd’hui son sens sacré. Selon la tradition biblique, il désigne « l’homme intérieur », le centre de l’être, de l’intelligence et de l’intuition. C’est par lui que Dieu s’adresse à l’homme. Dans l’iconographie classique, on le représente souvent comme un cœur rayonnant la sagesse de la Lumière, ou comme un cœur embrasé par le feu de l’amour. Lorsqu’il incarne le Christ crucifié, il se présente alors en sacré-cœur, un cœur transpercé ou cerné par une couronne d’épines. Sous cette forme, il nous parle du nécessaire sacrifice par amour de l’Homme comme de l’amour du Christ qui rachète le péché des hommes. Le symbolisme du cœur, dans l’alchimie, n’est par contre, pas aussi clair. Il s’interprète souvent en relation avec la coupe ou la rose. Dans le premier cas, le cœur se présente comme un réceptacle. Il est le vase dans lequel le Grand œuvre s’accomplit (les 12 clefs de la philosophie de Basile Valentin, les œuvres théosophiques de Jacob Böhme…). Placé au centre de la croix comme chez les alchimistes rosicruciens, le cœur se fait alors rose. Cette rose du cœur contient l’étincelle spirituelle provenant de l’Esprit divin qui permet à l’Homme d’opérer sa métamorphose.
Beaucoup d’artistes contemporains abordent le thème du cœur dans leurs œuvres. La plupart pour témoigner de la dimension sentimentale ou charitable de l’amour (Jeff Koons, Annette Messager, Sophie Calle, Orozco…). D’autres, pour réinterpréter le Christ crucifié et ressuscité. C’est le cas de Damien Hirst avec Sacred Heart (2005) et Immaculate Heart (2008) ou, en 2016, du sculpteur Jean Fabre avec sa série Sacrum cerebrum qui place le cerveau à la place du cœur. Jim Dine en fait un thème récurrent de son travail, l’utilisant aussi bien comme un symbole de l’amour sentimental que des noces sacrées. Mais, là encore, peu se réfèrent à sa symbolique alchimique.