L’art, depuis la préhistoire, célèbre le féminin sacré. Souvent mal comprise de nos jours, la grandeur de sa nature s’exprime au travers de figures mythiques qu’il devient urgent de redécouvrir.
La déesse mère : le féminin créateur et nourricier
Le changement de regard qui s’opère sur la nature replace sur le devant de la scène une figure universelle du féminin sacré : la déesse mère ou grande déesse. Avant l’instauration d’un Dieu père, créateur et solaire, cette déesse lunaire, dans toutes les grandes civilisations, règne sur le Monde des créatures. Depuis la préhistoire, elle est la matrice qui donne forme comme la mère fertile qui maintient le cycle perpétuel de toute la Nature vivante : vie, mort et renaissance. On la connaît, entre autres, sous les noms de Vénus de Willendorf, d’Isis en Egypte, d’Ishtar en Mésopotamie, de Gaïa en Grèce ou encore d’Artémis dans l’empire romain. Dans l’art moderne et contemporain, ce féminin matriciel et nourricier inspire de nombreux artistes (Masson, Dali, Bourgeois, de Saint Phalle, Humeau, Koons…) ; ces dernières années, plus particulièrement dans son rapport avec la nature (Mandieta, Prouvot, Barton…).
Selon A. Baring et J. Cashford, les auteures du ‘’ Mythe de la déesse, évolution d’une image’’, la Grande Déesse se voit déchue de son rôle ancestral avec le retournement du mythe d’Eve. Lorsque l’Homme décide de séparer le bien du mal et le Créateur de la création, il fait le choix de ne retenir de l’archétype du féminin sacré que son pouvoir de destruction. L’unité ainsi brisée, Eve causant dans la Bible la chute de l’homme adamique, tout ce qui est associé au féminin sacré se retrouve de même désacralisé. La nature, la terre et le corps ne sont plus respectés car jugés pervertis ; l’âme (principe femelle) est séparée de l’esprit (principe mâle) et soumise à sa loi. En Occident, le féminin sacré ne cessera pourtant jamais d’être célébré au travers d’autres figures, hautement symboliques.
La Sophia : le féminin pensant et agissant
Dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, la mystérieuse Sophia se présente comme la grande figure du féminin sacré. Elle s’interprète alors différemment, selon que sa nature soit divine ou déchue. Au sens le plus élevé, on la nomme dans l’Ancien Testament, la Sagesse divine. Elle est la pensée de l’Invisible, la voix du Silence, le ‘’féminin’’ de Dieu qui donne forme et inspire les prophètes. Mais on la connaît davantage sous son nom grec de Sophia. Chez les gnostiques chrétiens coexistent une Sophia supérieure divine et une Sophia inférieure assurant le lien entre ce Monde et le monde divin. Involontairement responsable par son engendrement du démiurge de la Chute originelle dans la matière, cette dernière cherche à sauver l’Homme par la connaissance. Elle aspire à l’amener à se ressouvenir de sa nature divine au moyen de l’étincelle d’esprit qu’elle a semée en son cœur. Si la Sophia se retrouve très rapidement mise à l’écart par l’Eglise catholique, cette figure du féminin ‘’cosmique’’ pensant et agissant ne cesse de réapparaître sous d’autres noms par la suite. A partir de la Renaissance, avec la redécouverte des textes hermétiques, associée à la Sapientia, à la Nature ou parfois même à l’âme du Monde, elle instruit les alchimistes ; au 17ème siècle, avec le célèbre mystique Jacob Boehme, dénommée imagination divine, elle paraît à l’œil de l’âme et dialogue avec lui.
Mais la Sophia dans le christianisme peut aussi prendre figure humaine. Après la Vierge Marie, on considère Marie-Madeleine, depuis la récente redécouverte de son évangile, comme sa figure la plus emblématique. Cette pécheresse qui retrouve sa pureté originelle et s’unit à Jésus reçoit la première, au cours d’une vision, les enseignements du Christ après sa Résurrection. Parce que la Sophia a ouvert ce que dans l’Antiquité on nomme l’œil de la Sagesse, cette femme devient l’apôtre qui initie les apôtres aux mystères du Salut. Pénétrée par la Sagesse divine, elle la rayonne et devient le pont permettant ainsi à l’esprit masculin de la percevoir à son tour.
Très peu d’artistes de nos jours comprennent le sens profond de cette figure du féminin sacré. On citera néanmoins le travail d’artistes visionnaires comme Martine Hoffman, Emma Watkinson, Autumn Skye Morrison ou encore dans un autre registre, Kiki Smith et Lena Levik.
La Vierge Marie : le féminin salvateur
Il faut attendre le Moyen Age pour que s’impose peu à peu la plus grande figure du féminin sacré chrétien d’Occident : la Vierge Marie. Si, dans l’inconscient collectif, Eve – le féminin maléfique – cause la chute de l’Homme, l’idée d’un féminin bénéfique susceptible de le sauver, s’affirme à partir du 12ème siècle comme une vérité reconnue par l’Eglise. La Vierge Marie personnifie alors la Nouvelle Eve, seule capable de racheter la faute de la première. Ce féminin qui s’unit à l’Esprit et donne naissance à un homme divin, redonne espoir aux hommes ; il témoigne qu’un humain peut retrouver son unité en Dieu. Vénérée telle une grande déesse avec le développement du culte marial, la Vierge va dès lors dans l’Art peu à peu révéler toutes les facettes du féminin sacré :
- le féminin empli d’amour pour Dieu à l’image de la bien-aimée du Cantique des cantiques : la vierge en prière entourée de symboles ;
- le féminin virginal (pureté, beauté, sagesse) qui a vaincu le péché : la Rose Mystique ou l’Immaculée Conception ;
- le féminin virginal qui épouse Dieu et reçoit l’Esprit : la mariée mystique de l’Annonciation ;
- le féminin maternel, matrice protectrice et nourricière pour l’homme divin en devenir : la Vierge à l’enfant ;
- le féminin pensant, rayonnant la Sagesse divine : la Vierge trône de la Sagesse ;
- le féminin force d’amour : la Vierge de Piété (la Piéta) ou de Douleurs (la Mater Dolorosa) ;
- le féminin intercesseur entre l’Homme et Dieu : la Vierge de Miséricorde ;
- le féminin qui sauve l’Homme : la Vierge à l’image de la fille de l’Apocalypse de St Jean ;
- le féminin ayant retrouvé son unité en Dieu : le couronnement de la Vierge
La Vierge Marie ne cesse d’inspirer les artistes jusqu’au début du 20ème siècle mais, à partir des années 70, les contemporains cherchent davantage à détourner cette grande figure du féminin sacré. Ils la désacralisent souvent pour remettre en question l’image comme la place de la femme dans l’Art et la société (Sherman, Abramovic, Serrano, Orlan, Rheims, La Chapelle, Pierre et Gilles…).
L’éternel féminin : une source d’inspiration et d’accomplissement pour l’Homme
Au Moyen Age, la Vierge – l’éternel féminin par excellence, devient en conséquence tout naturellement le modèle à suivre pour les femmes. En cultivant les vertus de Marie, les fidèles et les moniales aspirent à purifier leur âme pour s’unir à Dieu dans des noces mystiques. Une abondante création d’art sacré en atteste (les enluminures des livres d’heures ou d’Hildegarde von Bingen, le portrait de genre dépeignant une conversation sacrée…).
Dans l’art profane, la représentation de la femme cherche de même à exprimer les grands principes du féminin sacré : beauté, pureté, amour et sagesse. Pour les hommes, une telle femme – le féminin bénéfique – s’envisage tel un idéal permettant de s’accomplir spirituellement. Elle est la Béatrice visionnaire dans La Divine Comédie de Dante, la Dame qui anoblit le cœur de son chevalier dans l’art courtois. Goethe dans son Faust qualifie cet éternel féminin de « féminin qui élève au très haut ». Elle demeure à jamais la source d’accomplissement pour l’homme car, comme nous l’enseigne déjà la mythologie grecque, sa capacité créatrice dépend des muses, médiatrices entre lui et le monde divin.
A partir de la Renaissance, dans l’Art, ce féminin sacré s’envisage également sous les traits de la Vénus céleste (La naissance de Vénus de Botticelli ou de Duffy ; le rêve de Rousseau, la vénus bleue de Klein…). La Vénus céleste – la beauté nue dans sa pureté et sa sagesse originelle, contrairement à la Vénus terrestre qui attise les passions-, élève au-dessus des sens. Elle personnifie pour les néoplatoniciens comme Marsile Ficin, l’amour ‘’platonique’’ permettant à l’Homme, par le beau, d’accéder au vrai. Ce féminin amène à la contemplation et à la compréhension du mystère divin. Une idée que l’on retrouve fréquemment développée aux 19ème et 20ème siècles chez les artistes symbolistes et surréalistes (Rossetti, Redon, Puvis de Chavannes, Delville, Burne-Jones, Hodler, Dali…).
La déesse déchue : le féminin sacré de l’être
Dans de très nombreuses traditions, on trouve trace du mythe de la déesse déchue. Le Phédon de Platon, le texte gnostique de La Pistis Sophia, le mythe païen d’Aphrodite ou encore les Mystères d’Eleusis s’y réfèrent. Ces récits fabuleux initient allégoriquement aux mystères de la chute de l’âme qui s’identifie au corps et de sa rédemption après un éveil. L’un de ses visages les plus représentés dans l’Art porte le nom de Psyché (l’âme, en grec) ; son histoire avec le dieu Eros nous est contée dans L’âne d’or ou Les métamorphoses d’Apulée. Elle nous parle de l’éveil de la déesse déchue ; au sens symbolique, de l’éveil de l’âme spirituelle qui démasque l’amour illusoire qui nous maintient prisonniers ; du féminin sacré de l’être, seul capable d’amener à connaître l’amour véritable pour retrouver sa divinité perdue.
Selon le philosophe grec Platon, le monde des images nous permet d’approcher le monde des idées, seul réel. Au début du 20ème siècle, le psychanalyste C. G. Jung démontre que ces idées primordiales – les archétypes-, se manifestent dans l’Histoire au travers de symboles variés pour aider l’âme à mieux les percevoir. Depuis la nuit des temps, de grandes figures du féminin sacré incitent l’Homme à s’éveiller. Sous l’influence de l’ère du Verseau, ce féminin commence à retrouver toute sa grandeur. L’auteure Annick de Souzenelle, dans son dernier ouvrage, Le grand retournement, nous invite à le redécouvrir. Elle nous rappelle, une fois encore, « qu’en épousant son féminin intérieur, l’Homme est épousé de Dieu ». Lorsque le féminin de l’être s’ouvre à la Sagesse et l’Amour de nature divine, alors s’accomplissent les noces sacrées !