Le portrait, dans l’Art, cherche depuis toujours à saisir la nature de l’individu. Le confinement nous pousse, une fois encore, à remettre en question ces images de soi.
Se percevoir : l’individu et son image
Le concept d’individu, tel que nous l’envisageons aujourd’hui, n’a pas toujours été. Il s’est lentement défini au fil des siècles. Dans l’Antiquité, selon Aristote, l’homme se perçoit avant tout comme un être social et relationnel : le membre d’une communauté à laquelle il appartient ; tout autre n’étant qu’un barbare. La philosophie stoïcienne amène l’idée d’une Création harmonieuse et ordonnée où tout serait en interrelation. Chaque homme devient alors un être à part entière comme dans la tradition judéo-chrétienne. Au départ, en Occident, l’individu ne se perçoit pas comme le maître de son destin mais au 4ème siècle, avec Saint Augustin, il commence à s’envisager comme un sujet libre et responsable de ses actes envers Dieu. Pendant la Renaissance, avec l’Humanisme, il le devient par rapport au monde qui l’entoure. Il prend de même davantage conscience de lui-même, par réflexion grâce à l’invention du miroir en verre. A ce tournant de l’Histoire, s’amorce la définition moderne d’individu : un sujet – je – par nature, différent et séparé de tous les autres ; avec Descartes, au 17ème siècle, un je qui existe parce qu’il pense.
C’est seulement lorsque l’homme s’individualise, à partir du 15ème siècle, que le genre du portrait artistique se démocratise. Au Moyen-Age, on ne représente pas l’individu sauf, à la fin, lorsqu’il témoigne du don à Dieu ou à ses saints. Jusqu’au 18ème siècle, seules les personnes occupant une place élevée dans la société, le gouvernement ou le Clergé se font faire leurs portraits. A partir du 19ème siècle, les studios photographiques rendent cette pratique accessible à tous. Le photo-portrait permet dès lors à chaque individu de percevoir son image. C’est le début du photo-narcissisme, un phénomène qui ne fera par la suite que s’amplifier ; au départ, pour immortaliser les grands moments d’une vie (baptême, mariage…) puis très rapidement avec le développement des appareils photos de poche, chaque instant du quotidien (la photo vernaculaire). Le portrait demeure, jusqu’à peu, un genre essentiellement occidental. Dans les sociétés privilégiant la conscience du groupe à celle de l’individu (en Asie, aux Amériques, en Afrique …) ou dans les traditions religieuses qui condamnent l’image ne pouvant prétendre manifester la vraie nature du sujet (Islam, la religion juive ou protestante…), l’homme n’aspire pas à se représenter.
Exposer son image aux autres
Si le portrait est compris différemment selon les périodes et les lieux, il demeure néanmoins en général créé en vue d’être exposé à d’autres, à des fins variées. Il sert le pouvoir du politique (portraits des dirigeants sur les pièces de monnaie, statuaire iconique dans les lieux public) ou la mémoire et les rites funéraires (portrait mortuaire) ; il manifeste une présence par procuration (miniatures, portrait de négociation de mariage) ou atteste, telle une preuve documentaire, de l’identité d’une personne comme de sa biographie…
Le portrait demeure un genre complexe car il cherche à mettre en avant les caractéristiques particulières d’un sujet (son moi ‘’réel’’) tout en témoignant de son appartenance à un certain groupe (son moi ‘’social’’). Ce que l’artiste tente traditionnellement d’exprimer au travers de la posture, de la gestuelle, d’expressions, d’attributs extérieurs ou d’éléments du décor. Longtemps, de même, une telle image se doit de ressembler au sujet tout en magnifiant symboliquement sa grandeur, sa sagesse ou bien encore sa beauté (son moi ‘’idéal’’). Au 15ème et au 16ème siècles, lorsque le portrait devient à la mode, il établit également des normes pour les genres : le portrait masculin valorise le statut ou le caractère du sujet (son rôle public) alors que le portrait féminin met en avant sa beauté et ses vertus ; il prend de même souvent une dimension allégorique. Il faudra attendre la fin du 20ème siècle pour que des artistes remettent ces normes en question.
S’inspirer des autres : le portrait comme modèle identitaire
Prendre les autres pour modèles inspire et aide à construire une identité, qu’elle soit culturelle ou religieuse, familiale ou territoriale. Dès l’Antiquité, on trouve trace de portraits d’illustres penseurs utilisés pour susciter l’admiration et motiver la communauté (les bustes grecs ou romains de philosophes ou de poètes). Au 16ème et au 17ème siècles, de puissants collectionneurs constituent de prestigieuses galeries de portraits de grands hommes (la collection de Paolo Giovo, la galerie Uffizi à Florence de Cosimo de Medicis…). Au 18ème siècle, la noblesse commande à des artistes des portraits de ses ancêtres, la riche bourgeoisie de sa famille alors que l’Amérique se choisit un panthéon de figures patriotiques et héroïques pour construire l’identité de sa toute jeune patrie…
L’Eglise catholique n’échappe pas à la règle. Au Moyen-Age, certains croyants se représentent dans des scènes bibliques afin de méditer et faire leur l’expérience de leurs modèles, le Christ ou la Vierge ; les fidèles au 16ème, au 17ème ou au 19ème siècles collectionnent les images pieuses de saints et de saintes dont la vie fut exemplaire pour vivifier leur dévotion… Au début du 20ème siècle, avec la photographie, les ‘’petites gens’’ deviennent à leur tour des modèles à suivre pour les autres. L’individu se voit magnifié et célébré par son travail (August Sander et son projet Gens du 20ème siècle) ou pour son appartenance à une seule et même humanité (la première grande exposition organisée par Steichen regroupant le travail de 273 auteurs, Family of Man). Les photographes tentent alors de démontrer par l’image, comme Rousseau le pensait, en quoi la singularité d’une personne manifeste en fait ce qu’il y a en elle d’universel. Mais le modernisme impose également rapidement de nouveaux modèles par l’image, beaucoup moins humanistes. Au cours du 20ème siècle, l’individu se voit peu à peu réduit à se définir par son style de vie consumériste de biens et de loisirs puis, tout particulièrement depuis l’émergence des réseaux sociaux, par sa capacité à accéder à la célébrité.
Se percevoir par l’introspection, se dépeindre autrement
A partir du 16ème siècle, l’homme tente de se percevoir par-delà son apparence physique ou son rôle social. Le portrait cherche alors à le dépeindre en s’appuyant sur de nouvelles théories (les émotions, les 4 humeurs). Au 17ème siècle, Charles Lebrun publie une méthode reprise par Lavater qui permettrait de saisir le caractère d’une personne à partir des traits du visage (la physiognomie). Le sculpteur Messerschmidt au 18ème siècle pousse l’idée jusqu’au grotesque mais cette approche reste rare dans l’histoire du portrait (à part, au 20ème siècle, chez les expressionnistes ou chez des photographes scientifiques comme Duchenne de Boulogne). Au 19ème siècle, les romantiques vouent quant à eux un culte aux états d’âme exaltés comme aux sentiments. Ils démocratisent l’idée qu’un portrait doit en témoigner (Delacroix, David-Friedrich, Courbet…). Par la suite, la psychanalyse freudienne et la recherche scientifique sur le cerveau amènent certains artistes à s’aventurer dans l’introspection de l’inconscient qu’ils dépeignent dans de saisissants autoportraits (Van Gogh, Schiele, Kokoshka, les surréalistes comme Kahlo ou Magritte…).
Au début du 20ème siècle, en réaction à l’essor de la photographie, de nombreux artistes explorent également d’autres voies pour représenter un sujet. Dès les années 20, certains modernes tentent de le saisir par l’abstraction, l’utilisation de symboles ou d’analogies conceptuelles qui interrogent la question de l’identité (Man Ray, Duchamp, Rauschenberg…). D’autres se concentrent sur les propriétés formelles du médium plus que du sujet (Klimt et le traitement du costume, Matisse par le travail sur la couleur, Modigliani ou Giacometti par la similitude dans la forme, Bacon par la distorsion…).
Se construire au travers du regard des autres : affirmer une identité sociale
Au cours du 20ème siècle, le regard de l’autre s’impose progressivement comme la nouvelle clef pour se comprendre. Le philosophe Husserl, avec sa phénoménologie, met en lumière les limites de l’introspection psychologique. Il avance l’idée, reprise par Sartre, Merleau-Ponty ou Levinas que l’autre, en me renvoyant ma propre image, m’amène à prendre conscience de moi-même ; il me révèle des aspects que j’ignorais. Le psychanalyste Lacan dans sa théorie du miroir, insiste quant à lui sur la nécessité de se construire un ‘’moi idéal’’ – instance qui relève de l’image et du social, les autres nous confirmant la reconnaissance de ce sujet imaginaire. Dès le début du 21ème siècle, les réseaux sociaux généralisent cette pratique en nous poussant toujours davantage à façonner des profils et des biographies idéalisées à base de selfies – non plus pour apprendre à nous connaître mais pour plaire aux autres comme à nous-mêmes. Ce basculement qui dilue la frontière entre ‘’moi idéal’’ (l’image virtuelle) et ‘’moi réel’’ n’est pas sans danger. Comme Barthes, dans les années 80, déjà le notait pour la photographie, il peut engendrer une dissociation retorse de la conscience d’identité puisque le sujet se transforme en objet. Ce ‘’moi virtuel idéal’’ nous réduit au final une fois encore à un masque social identitaire car, comme Deleuze et Guattari le constatent, ce visage, facilement reconnaissable et traçable par des algorithmes, tend à effacer peu à peu la singularité de la personne. La démarche n’est pas nouvelle. En 1890, Bertillon avec la photographie judiciaire, pose les bases d’un format qui va définir par la suite la norme pour définir l’identité d’un homme selon les caractéristiques de son visage : la photo d’identité, neutre et sans profondeur qui se généralise grâce aux cabines photomaton. Les photographes-plasticiens contemporains utiliseront fréquemment cette approche générique afin de démontrer qu’un portrait ne reste qu’en surface (Ruff, Fregger, Warhol…) ou pour interroger la dématérialisation de l’individu (Ikam et Fléry, Orlan, Aziz et Cucher…). D’autres, au contraire, privilégieront la photo vernaculaire pour nous parler de l’identité familiale ou culturelle ( Boltanski, Munoz…)
Depuis les années 70, de nombreux artistes remettent également en question le concept d’identité sous l’angle du jeu de rôle, de la parodie ou de l’ironie. Certains tentent de prouver que l’identité ne peut se réduire à sa représentation (Sherman, Mappelthorpe, …) ou contestent les modèles imposés par la société (Orlan, Saville, Belin, …). D’autres, utilisent l’autoportrait pour se redéfinir socialement par leur genre (ou l’hybridation des genres), leurs préférences sexuelles ou leur ethnicité (Morimura, Warhol, Gilbert et George, Goldin, Fosso, Kihara, Parcero, Neshat, Muholi, Lawick/Müller…).
En revenir au sacré ?
L’individu a appris ces derniers siècles à se connaître. Etre qui pense, il a exploré ses pensées, ses émotions et ses sentiments. Il a pris conscience d’être vécu par des forces qui lui révèlent parfois un moi inconscient. Etre social, dans un monde où prévaut aujourd’hui l’apparence, il façonne son masque identitaire – son image virtuelle tout autant que son corps – quitte, tel Narcisse, à risquer de s’y perdre. Mais pendant le confinement, alors qu’il ne pouvait plus vivre à et de l’extérieur, il a pris conscience que son existence pouvait lui échapper. Cette expérience le place, une fois encore, face à un douloureux constat : ce dont il croyait avoir conscience n’est pas ce qui est ; sa vraie nature reste un mystère. Un individu ne peut se réduire aux caractéristiques qui lui sont attribuées de l’extérieur ou qu’il s’attribue lui-même pour l’extérieur. Comment percevoir dès lors ce ‘’moi réel’’ ? Dans le christianisme originel comme pour de nombreuses traditions spirituelles, il n’existe qu’une seule réponse : de l’intérieur par une relation à Dieu car seul le Créateur possède le pouvoir de nous révéler notre essence.
Kierkegaard dans son Traité du désespoir, note qu’un individu éprouvant un profond désespoir prenant conscience de sa limite à se connaître, peut décider de se trouver lui-même en s’ouvrant à l’Absolu. Par cet acte de foi volontaire – un choix radical, il se libère de l’extérieur et se découvre ‘’être spirituel’’. Comme l’auteur nous y invite, osons croire pour franchir ce pas. Devant notre incapacité à nous saisir, retournons notre regard afin de traverser le miroir. Tentons l’expérience conscience et directe de ce qui est !