La couleur, matière lumière, nous interroge. Depuis toujours dans l’art, noir, blanc et rouge initient l’homme aux mystères sacrés.
Nature de la couleur
Depuis toujours, l’homme tente de saisir la nature de la couleur sans jamais pleinement y parvenir. Les scientifiques la définissent comme une sensation produite par la lumière ou par sa réflexion sur des objets. Derrière cette impression se cache pourtant une réalité physique : chaque couleur visible du spectre lumineux correspond à un rayonnement électromagnétique d’une longueur d’onde précise ; c’est à dire de l’énergie. De nombreux artistes et penseurs l’envisagent autrement, considérant que cette matière ‘’vivante’’ atteste d’autres réalités. La couleur « met en contact avec l’être » selon le philosophe Merleau-Ponty ; elle est « le cœur des choses » pour le peintre Klee… La couleur, comme le son, opère sur tous les plans de la vie : à un niveau physique, psychique et métaphysique. Depuis les médecines traditionnelles de l’Inde, de la Chine et de la Grèce, on l’utilise à des fins thérapeutiques (la chromothérapie, l’héliothérapie…) car elle agit sur le corps physique et énergétique de l’homme autant que sur son cœur (ses émotions, ses états d’âme). La couleur influence de même son esprit en le reliant par analogie à ce que Jung nomme les archétypes (les représentations de grands principes, communes à tous les peuples). L’homme d’église comme l’alchimiste, quant à eux, considèrent qu’elle relie ce monde au monde divin ; l’arc en ciel – un et pluriel à la fois – se présentant comme l’échelle qui élève jusqu’aux cieux et révèle les vérités cachées. C’est pourquoi, dans toutes les traditions, la couleur se pense également comme un langage symbolique.
Approches de la couleur dans l’art
En Occident, au sein de l’Eglise catholique, la nature de la couleur comme son utilisation dans les lieux de culte ne cessent pourtant d’être remises en question. Dans l’art sacré, si les égyptiens et les grecs utilisent abondamment la polychromie, les Pères de l’Eglise s’y refusent pendant plusieurs siècles. Ils considèrent longtemps cette vile matière comme un masque trompeur détournant de l’essentiel. Au cours du Moyen Âge, on commence néanmoins à l’envisager en relation avec la lumière, sous un angle métaphysique. Comme le rappelle l’historien Michel Pastoureau, la couleur dans l’église médiévale devient dès lors omniprésente. « Elle joue un rôle tout à la fois ornemental, topographique et liturgique dans la vie du sanctuaire et les pratiques cultuelles (…) La lumière et les couleurs sont les énergies, les fluides opératoires ». A la Réforme, l’Eglise protestante s’oppose pourtant à cette approche théologique de la couleur dans l’art sacré. Elle demeure néanmoins présente au sein de l’Eglise catholique et de l’Eglise orthodoxe.
Il faut attendre le 18ème siècle pour que des philosophes commencent à s’intéresser à sa relation à nos sensations. De grands traités l’explorent en ce sens, transformant l’approche de la couleur dans l’art profane. En 1810, Goethe développe pour sa Théorie des couleurs deux cercles chromatiques influant sur le psychisme ; l’un dans un sens positif, l’autre négatif. Les peintres romantiques anglais et allemands s’approprient rapidement ces combinaisons (Turner, Blake…). En 1839, Chevreul trouve un moyen d’associer harmonieusement les couleurs. Sa Loi du contraste simultané des couleurs influence les recherches d’impressionnistes (Monet, Cézanne…), de pointillistes (Seurat), de fauvistes (Matisse, Van Gogh…). Au début du 20ème siècle, Itten dans L’art de la couleur théorise ses 3 possibilités d’action sur l’homme : sa force psychiquement expressive, sa vérité spirituelle et symbolique, sa précision réaliste (l’impression sensible et optique de la couleur). Modernes et contemporains explorent ces différents axes dans leur travail. Au début du 20ème siècle, les expressionnistes (Munch, Kirchner, Nolde…), les peintres du Cavalier Bleu (Kandinsky, Macke, Klee), les expressionnistes abstraits (Newman, Still, Rothko…) ou, dans les années 50, les membres de l’abstraction lyrique (Matthieu, Soulages, Zao Wou-Ki…) tentent de rendre à la peinture un contenu psychique ou spirituel par la couleur. La plupart des plasticiens l’abordent néanmoins plutôt sous son angle optique et sensible dans le cadre de leurs réflexions sur la perception et le mouvement (Mondrian, Delaunay, Malevitch, Vasarely, Newman…). Certains sculpteurs utilisent la lumière elle-même comme medium (Turell, Eliasson, Janssen, Morellet…) ; d’autres, proches des théories de Goethe, privilégient sa dimension symbolique (Kapoor, Laib, Fritsch…).
Noir, blanc, rouge
La science définit le noir et le blanc comme des ‘’non-couleurs’’ car, pour les obtenir, il faut mélanger les trois couleurs primaires à l’origine de toutes les autres. En œuvrant à partir de la matière, cette union produit le noir alors qu’avec la lumière, comme le démontre Newton au 17ème siècle, elle révèle le blanc. Ce couple de couleurs symbolise ainsi les deux grands principes opposés de la Création : le monde de la matière – noir et dense – et le monde de la Lumière – blanc et irradiant ; le fixe et le volatil alchimiques. Pour les Pères de l’Eglise, au début du christianisme, il constitue le socle d’une théologie de la couleur permettant d’exprimer le Bien et le Mal.
A partir du XIème siècle, comme dans l’Antiquité classique, vient s’y ajouter le rouge. Dans le système liturgique ternaire qui se met en place, chaque couleur prend alors sa place : le blanc s’utilise pour le temps pascal et les fêtes et messes votives du Christ, de la Vierge et des principaux saints ; le rouge pour celles de l’Esprit, de la Croix, des martyrs et du Précieux Sang ; le noir pour le Vendredi Saint et les offices funèbres. Cette triade occupe de même une place centrale dans la tradition hermétique tout autant, au Moyen Âge, que dans le monde profane.
Le blanc, telle la lumière, manifeste le monde divin. Déjà dans l’Ancien Testament, on l’associe au Créateur. Cette couleur positive est signe de pureté et de sagesse (la Vierge Immaculée), d’union spirituelle (l’hostie eucharistique, la colombe du Saint Esprit, la Reine blanche alchimique), de renaissance par la lumière (à l’image du Christ lorsqu’il transfigure).
Le noir incarne les ténèbres et l’obscurité. Perçu comme négatif, il est signe d’impureté et de mort. Pris dans son sens positif, souvent méconnu, le noir symbolise la virginité primordiale ; la matière (ou l’âme) assez pure pour être fécondée par son contraire de divine nature (la Lumière, le Saint Esprit, le Soleil…). C’est pourquoi, depuis l’Antiquité, comme le bleu – signe d’union avec le ciel, on associe souvent cette couleur aux vierges mères (les grandes déesses antiques, les vierges noires médiévales, la Sophia…). La physique exprime cette loi universelle en ces termes : un corps noir désigne un corps capable d’absorber tous les rayons de la lumière qu’il reçoit pour se transformer et émettre un rayonnement à son tour.
Le rouge est la couleur la plus extrême que l’œil puisse percevoir et celle ressentie comme la plus chaude du spectre lumineux. On l’associe symboliquement au principe qui anime la vie (le feu du Saint Esprit, le feu secret des alchimistes) autant qu’à son support matériel chez l’homme : le sang. Il est également celui qui purifie. Comme le rappelle Paracelse dans Le livre de l’alchimie, « le Feu transforme ce qui est impur jusqu’à le rendre pur ». C’est pourquoi l’emblème le plus représentatif du Grand-Œuvre alchimique figure un phœnix rouge renaissant par le feu de ses cendres. Dans l’iconographie chrétienne, le rouge évoque la Passion et la Résurrection du Christ : le sang qui doit être versé afin que le corps matériel soit purifié et divinisé.
Initiés par 3 couleurs
Une couleur seule ne provoque pas chez le spectateur la même expérience ni ne délivre le même enseignement qu’associée à d’autres. Dans l’art sacré, le blanc avec le noir nous parlent symboliquement de la nécessaire harmonie des contraires – le yin et le yang du Tao. Lorsque le rouge s’y s’ajoute, ces 3 couleurs évoquent alors une voie initiatique pour l’homme qui induit une métamorphose. Ce processus dynamique s’opère dans la matière par la Lumière selon un rythme ternaire de naissance, de mort et de renaissance. Il s’accomplit par le rouge qui manifeste la présence ou l’action du feu de l’Esprit.
Le christianisme enseigne cette voie de divinisation de l’homme au travers des 3 grands mystères chrétiens : l’Annonciation (l’union de l’âme à l’Esprit qui engendre la naissance d’un corps mi humain – mi divin), la Crucifixion (le sacrifice du corps matériel), la Résurrection (la renaissance du corps divin, le corps glorieux). L’Alchimie spirituelle l’exprime quant-à-elle par 3 phases : l’œuvre au noir (la purification de la matière), l’œuvre au blanc (l’union de la matière avec l’Esprit) et l’œuvre au rouge (la transmutation totale de la matière par l’Esprit). Comme l’énonce l’évangile de Jean, « ce n’est qu’après sa résurrection que le Fils s’identifie au Père, qu’il reçoit toute la lumière ». Mais, avant d’y parvenir, il faut « blanchir sa robe dans le sang de l’Agneau ». L’alchimiste sait de même que sa matière impure ne peut passer du noir au rouge sans que sa noirceur ait préalablement été blanchie par le feu. Pour celui qui opère, ce processus est une réalité physique qu’il observe autant que métaphysique. Au sein de son vase philosophique, se succèdent toujours le noir, le blanc puis le rouge. Pour nous aider à le comprendre, il en appelle parfois à un langage visuel, riche et varié. En Occident, entre la fin du 14ème et le 15ème siècle puis au 17ème siècle, les traités d’alchimie comportent de très nombreuses illustrations colorées (ex: le Splendor Solis, le Donum Dei, l’Aurora Consurgens, l’Amphithéâtre de la Sagesse Eternelle…). Une couleur seule, comme dans l’iconographie chrétienne, illustre en général une phase particulière de la métamorphose ; les trois réunies, tout un processus.
Couleurs de l’initié
Si dans l’art sacré, la couleur rend visible un processus à l’œuvre, elle permet également de connaître la condition de l’homme qui s’y est engagé. Le vêtement officie en général comme un symbole du corps subtil. Sa couleur indique à quel degré l’initié a été intérieurement purifié et divinisé par la Lumière ou l’Esprit. Ainsi, traditionnellement dans l’Eglise catholique, la robe du Sauveur change de couleur à chacun des grands mystères : à sa naissance, l’enfant Jésus n’est que chair ; combattant les tentations, il porte du noir ; lorsqu’il transfigure et reçoit la Lumière, l’homme Jésus se revêt d’un blanc resplendissant ; ressuscité Christ, uni à la Lumière dans ce qu’il est coutume d’appeler son corps glorieux, le rouge le recouvre et il rayonne, auréolé d’or. De même, l’Immaculée Conception pour recevoir le Saint Esprit porte du blanc et donne naissance par le bleu à un être divin, telles les grandes déesses mères. Consacrée à son tour, unie à Dieu, elle se revêt de la couleur pourpre. Dans la tradition hermétique, la chevalerie spirituelle au Moyen Âge utilise ce même langage coloré sur ses armoiries. L’Alchimie spirituelle se réfère quant à elle souvent au thème du couple royal. L’adepte doit purifier sa noirceur pour qu’ayant retrouvé toute sa blancheur, la Reine blanche puisse s’unir au Roi rouge. Les noces alchimiques s’opèrent lorsque s’unissent en lui ses contraires pour devenir l’être androgyne blanc-rouge connu sous le nom de rebis. Celles que cet homme-rebis célèbre avec l’Esprit le consacre dans son corps glorieux. Le Roi se revêt alors du pourpre royal ; il connait l’or.
Dans son Traité des couleurs, Goethe avance l’idée que la couleur dresse un pont entre science, art et religion pour percevoir l’Idée dans la réalité. La tradition hermétique l’énonce par « En to pan» – Un le Tout, qui signifie : tout est lié, le Un est en tout. Ainsi, la couleur visible nous mène à l’Inconnaissable. Force et sagesse, elle nous invite à œuvrer à notre métamorphose !