Aujourd’hui comme hier, l’artiste envisage sa relation à la nature de bien des manières. Posant sur elle un regard sacré, il emprunte des voies singulières. Ses œuvres témoignent de son expérience intérieure comme de son questionnement.

 

Pratiquer dans la nature : une voie mystique

L’homme qui pratique la nature la considère depuis toujours comme une source de connaissance et d’expérience. Face à la puissance et la majesté de ses paysages, il connaît l’émerveillement et s’ouvre à plus grand que lui-même en s’oubliant. Cette approche contemplative de la nature, louée par Saint François d’Assise, Schilling, Rousseau, les poètes romantiques et tant d’autres, l’amène à éprouver le sacré. Lorsque l’artiste envisage ainsi la relation, son œuvre témoigne d’une approche dite mystique du paysage. Comme l’exprime le peintre romantique Friedrich, il ne cherche alors « pas seulement à peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui ». Pour ce faire, il utilise un langage pictural symbolique car méditer ou manifester un symbole demeurent des moyens privilégiés de percevoir intuitivement le sacré.

La représentation du paysage s’appuie sur quelques puissants éléments que l’on retrouve dans la plupart des traditions. Elle amène à voir l’état ou le cheminement spirituel de l’âme. La montagne invite à s’élever. Elle incarne l’axe vertical qui relie au ciel ; son cœur, la caverne, en est le centre initiatique au même titre que la forêt. L’eau, sereine, reflète le ciel autant que l’homme. Celui qui contemple ce miroir perçoit ce que son œil seul ne saurait voir. Elle évoque la nécessité du lâcher prise afin de pouvoir recevoir alors que, déchaînée, elle révèle les tourments de l’âme…

Les peintres chinois qui pratiquent l’esthétique du paysage shanshui dès le 4ème siècle, ou les romantiques allemands au 19ème siècle, figurent parmi les maîtres incontestés du genre. Pourtant, aujourd’hui encore, de nombreux artistes travaillent en ce sens. A titre d’exemples, on citera les œuvres sur la montagne de Matthieu Ricard, de Marielle Neudecker ou d’Eric Bourret (Dans la gueule de l’espace) ; sur la forêt, celles d’Ellie Davies, Barry Underwood ou d’Anselm Kieffer (Heiddeger) ; sur l’eau, celles de Nadav Kander (Dark line the Thames estuary), de Thomas Joshua Cooper ou de Fabien Baron (Liquid light) ; sur la confrontation aux éléments, le travail du réalisateur Terrence Malick (Tree of life…) ou d’Olafur Eliason – un artiste qui tente de faire vivre cette expérience en milieu urbain (The Weather project).

Pour d’autres contemporains, l’œuvre ne cherche pas à représenter un paysage mystique ; elle atteste d’un processus créatif qui se vit tel un rituel dans la nature. Les plasticiens les plus représentatifs de cette pratique demeurent ceux du land art ou de l’arte povera. En reproduisant lentement des formes symboliques dans le paysage, les premiers cherchent à « sentir la nature en oubliant ce que l’on sait d’elle » (Andy Goldsworthy) ; les seconds à « fusionner avec elle par le geste » (Giuseppe Penone). Les performances d’Ana Mendiata, de Dieter Appelt, de Minot-Gomezano, qui engagent directement le corps ou, plus récemment, de Simon Beck, qui dessine dans la neige des formes au cours de longues marches en solitaire, en sont d’autres exemples.

Œuvrer avec la nature : une voie souvent alchimique

L’artiste peut également œuvrer avec la nature. Il suit alors la voie de l’alchimiste. Exposant sa matière aux éléments, il observe les mutations qui s’opèrent pour comprendre la force sacrée qui anime le vivant. Tel le sage, il dialogue avec la nature, qui l’enseigne. A son contact, il aspire à transformer sa matière. Depuis les années 60, de grands plasticiens expérimentent différents processus de création en ce sens.

Certains cherchent à saisir les forces opérantes de la nature. On citera, pour la foudre, les photos d’Hiroshi Sugimoto (Lighting fields) ou l’installation de Walter de Maria – un champ de 400 poteaux l’attirant (Lightning field) ; pour le vent, fixé par ses oscillations, les travaux de Bernard Moninot (La mémoire du vent, Le vent paradis) ou les nuages recréés dans des bocaux de verre de Charlotte Charbonnel… D’autres s’en remettent à elle pour générer de nouvelles formes. Pour y parvenir, ils n’hésitent pas à exposer leurs œuvres à des phénomènes physiques. On pense aux Cosmogonies d’Yves Klein qu’il réalise avec le vent et l’eau ; aux toiles ou photos exposées au soleil de Charles Ross (Solar Burns) et Chris Mc Cow (Sunburn) ; aux fleurs soumises au gel photographiées par Ori Gersht (Explosions). Ou encore à des plasticiens qui créent directement à partir d’éléments naturels comme Fujiko Nakaya (sculptures de brouillard) et Cai Guo-Quiang (peintures de poudre mises à feu)…

Parfois, l’artiste préfère garder le contrôle de la métamorphose. Il use du vivant comme d’une matière première pour servir sa création. La nature s’envisage alors non sous un angle alchimique mais comme un langage symbolique. Par exemple, dans les sculptures de Tanabe Chikuunsai à base d’écorces d’arbres (Connexion, La source), dans celles de Duy Anh Nhan Duc avec des fleurs de pissenlits (Champ céleste, Souffle, L’éveil…) ou de Claire Morgan avec des graines et des animaux. Wolfgang Laib, dans ses installations à base de pollen ou de riz, approche lui aussi la nature de cette manière.

Recréer la nature : une voie spirituelle ou philosophique

Depuis toujours, l’artiste qui représente ou œuvre avec la nature vivante, cherche aussi à la recréer, plus ou moins artificiellement. Lorsque l’intention est spirituelle, la création s’envisage souvent comme un petit monde symbolique, reflet du monde céleste. Chaque élément naturel manifeste un enseignement de sagesse. En Occident, le jardin clos inspiré par le texte biblique, Le cantique des cantiques, demeure sa forme la plus connue. On y retrouve des fleurs à l’image du paradis originel (le jardin d’Eden) et, le plus souvent, un arbre (symbole de connaissance) et une fontaine (source de vie). Au Moyen Age, ce modèle sert de référence au jardin courtois comme au cloître de couvent. En Orient, les jardins perses ou japonais s’organisent selon des principes similaires. Les premiers se structurent géométriquement à partir de la source d’essence divine ; les seconds, autour de quelques symboles naturels puissants : un rocher (symbole de la montagne des immortels) et de l’eau (symbole de purification et de passage). Coupée du monde extérieur, la nature ainsi harmonieusement façonnée invite à l’intériorité. Purifiant le cœur et apaisant l’esprit, elle favorise l’expérience spirituelle de celui qui y médite.

De nos jours, de nombreux artistes cherchent de même à recréer la nature. L’approche retenue n’est, par contre, plus spirituelle mais philosophique. Ils interrogent le concept de vivant, dans son rapport avec la science. Face à la mort imminente annoncée de la nature, les contemporains posent des hypothèses et tentent des expériences. Les points de vue divergent encore. Pour certains plasticiens comme Michel Blazy ou Olaf Nicolai (Intérieur/ landschaft), il semble que la nature vivante, en constante mutation, reprenne toujours ses droits. Dans les œuvres de Pierre Huygue, l’homme intervient, au départ, pour que l’écosystème puisse renaître (De-extinction, nymphéas transplant…). Pour d’autres, par contre, la nature paraît ne plus pouvoir survivre sans le secours de la science. Marc Quinn préserve sa biodiversité dans des paradis artificiels (Garden) alors que Janet Laurence la met sous perfusion (Cellular gardens, where breathing begins). Depuis les années 2000, des artistes travaillant en laboratoire, n’hésitent également plus à l’hybrider. A la croisée de l’art et de la biologie, ils modélisent et (re)programment directement le vivant. On citera à titre d’exemples : les écosystèmes chimiques d’Hisham Berrada (Tranche, présage, Les augures mathématiques) ; des œuvres mêlant matériaux industriels et composés organiques stimulés ou imprimés artificiellement, d’Oron Catts et Ionat Zurr, d’Amy Karle (Regenative Reliquary), d’Alison Kudla (Capacity for), de Bio-ID (Robotically extruded algae-laden hydrogel)… L’hybridation vivant/non-vivant n’est plus allégorique comme chez Emeric Chantier ou Mark Dorf (Landscapes) ; elle devient physique et ne connaît plus de limite !

La nature semble depuis toujours chargée de mystères pour l’artiste. Que sa voie soit rationnelle ou sensible, il tente de la saisir. Tel un maître de sagesse, elle le place aujourd’hui de nouveau face aux grandes questions des penseurs grecs : qu’est-ce que le vivant, qui l’ordonne et l’anime ? La réponse n’est pas sans conséquence. Elle pousse une société matérialiste profane à redéfinir la place du sacré pour ce siècle. A défaut, à penser une éthique de la Nature, avant qu’il ne soit trop tard.