L’Homme semble encore endormi dans la caverne de Platon. L’art l’aide à se ressouvenir qu’il peut s’éveiller et vivre, tels ses héros, la quête qui amène à se libérer.
Endormis dans la caverne
Si les avancées technologiques permettent à l’Homme de se percevoir et d’envisager son existence comme jamais auparavant, tout semble pourtant s’organiser pour le maintenir endormi. Alors que le monde vacille de tous côtés, notre société s’évertue un peu plus à promettre le paradis sur terre. Qu’importe que les biens qu’elle nous propose de consommer soient virtuels ou bien réels, tant qu’ils nous permettent, un bref moment, de nous sentir bien. Même s’il devient difficile de croire en un avenir meilleur, la plupart d’entre nous préfèrent s’accrocher à ce qui rassure ou donne des raisons d’espérer : nos idées reçues. Rien ne semble au final avoir changé depuis Platon qui, déjà, nous alertait de l’emprisonnement de ce monde illusoire : la caverne. Dans sa célèbre allégorie, le philosophe nous dépeint des hommes enchaînés qui ne perçoivent du monde extérieur que des ombres projetées sur le mur de leur prison. Discourant sans cesse sur ces choses qu’ils prennent pour réelles, ils ne cherchent pas à se retourner afin d’affronter la vérité. Selon l’auteur, seule cette remise en question permet à l’Homme de comprendre comment se libérer de ses propres croyances afin de sortir de la caverne et d’accéder à ce qu’il nomme, le monde des Idées ; d’autres, le monde de Dieu – le Créateur.
De nombreux films font référence à cette allégorie. Les plus célèbres demeurent The Truman Show de Peter Weir en 1998 ou Matrix (1999-2003) des sœurs Wachowski. Dans le premier, le héros vit dans un monde idéalisé qu’il prend pour la réalité, y ayant grandi depuis l’enfance. Il est en fait le seul à ne pas savoir qu’il s’agit d’une téléréalité où tout n’est que fictif – sauf lui. Le second dépeint notre monde comme une illusion, les hommes endormis y rêvant leurs vies.
Si depuis des siècles les artistes se réfèrent à la symbolique de la caverne, Olafur Eliason en 2015 avec son installation monumentale, Map for unthought thoughts, réactualise magistralement l’allégorie. Plongeant les visiteurs dans un espace clos et obscur, il les amène à se positionner face aux images qui s’animent au fond de la salle. Fascinés par ces ombres d’eux-mêmes qui se projettent sur le mur, la plupart choisissent de se photographier avec elles. Se laissant distraire, ils occupent ainsi tout le temps passé en ce lieu sans même chercher la source lumineuse dans leur dos; seule réalité pourtant vraiment présente, au centre de ce ‘’petit monde’’ !
S’éveiller ou vivre d’illusions
Même si l’Homme se trouve ici-bas maintenu en sommeil, il détient donc le pouvoir de se ressouvenir. Dans la tradition judéo-chrétienne, il n’est de plus jamais laissé seul ; Dieu lui parle. S’il prête attention, il peut l’entendre et s’éveiller. Mais, libre de choisir sa destinée, il peut de même refuser l’appel qui l’invite à changer de vie ou ne pas le reconnaître, s’il n’est pas encore prêt. Plusieurs films récents abordent le sens de l’existence sous cet angle, dans un contexte réaliste ou futuriste. On pense au film de Terence Malik en 2015, Knight of Cups, qui réinterprète le poème de Thomas, Le chant de la perle. Le héros, possédant amour, richesse, gloire et beauté, ne cesse pourtant de déambuler, se ressouvenant avec mélancolie de son appartenance à un autre royaume. Prenant conscience de son errance, il s’interroge et, comme les différents personnages de Nostalgie de la Lumière de Patricio Guzman en 2010, se met en quête de réponses. Matrix ou The Congress en 2013 de Ari Folman nous amènent, eux, un peu plus loin. Ces films placent les hommes face à un choix : voir ou pas la réalité de ce qu’ils sont comme de ce qui les entoure afin de se libérer. Mais cette vision demeure difficile à accepter et, même en s’étant éveillés, certains préfèrent prendre la pilule permettant d’oublier.
Dans un monde en profonde mutation, alors que les croyances sont ébranlées et la vocation sacrée de l’Homme oubliée, ces films nous interrogent sur le sens à donner à notre existence. En Occident, il semble que la réponse privilégiée par notre société demeure encore : rester endormis, ce doux sommeil s’opérant aujourd’hui grâce aux loisirs, aux médicaments ou aux pratiques de bien-être. Quant à demain, les nouvelles technologies nous promettent déjà une vie virtuelle euphorique et perpétuelle, une pilule dernier cri qui maintiendra encore plus profondément en sommeil ceux qui le souhaitent.
La quête héroïque
Pourtant, la figure héroïque ne cesse de fasciner. De très nombreux comics, films, séries ou jeux vidéo s’en inspirent. Après les mythes antiques, les légendes bibliques ou bien encore les épopées chevaleresques du Moyen Age, l’Homme semble percevoir aujourd’hui sa capacité à changer le cours de sa destinée grâce aux super-héros. Et, quelle que soit l’histoire, comme le démontre le célèbre mythologue Joseph Campbell dans son best-seller Le héros aux 1001 visages, le candidat qui décide de se mettre en chemin se trouve systématiquement mis face à une série d’épreuves. Il doit mener une quête qui débute par une traversée du labyrinthe, une descente aux enfers dans les entrailles de la terre ou aux confins de l’univers avant de pouvoir gravir la montagne ou s’élever vers un ailleurs meilleur. Plusieurs films ‘’mythiques’’ nous content cette Divine Comédie qui amène un chevalier spirituel à rechercher son créateur. Dans un contexte futuriste, on pense à 2001 l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick en 1968, à Matrix, ou encore à Prometheus de Ridley Scott en 2012. Le voyage amène toujours à se retourner sur soi-même. Le héros doit plonger au cœur de sa psyché et remettre en question ses croyances les plus profondes, comme dans Inception de Christopher Nolan en 2010. Il lui faut refuser ce que le système lui pousse à croire comme dans Le labyrinthe de Wes Ball en 2014. Alors seulement, se ressouvenant, il se libère de tout ce qui le maintient encore prisonnier.
L’art contemporain se nourrit lui aussi de figures héroïques, qu’il emprunte souvent à l’art ludique. Dès les années 60, de grands noms comme Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Keith Harring, Jeff Koons et bien d’autres, détournent des héros de comics américains. A partir des années 2000, des artistes utilisent ces icones pop dans un sens plus intime. Certains, comme Alexandre Nicolas avec ses fœtus de super héros flottant dans des inclusions en résine transparentes, nous invitent à éveiller celui qui sommeille au fond de notre être. D’autres, comme Adrian Tranquilli, dans ses sculptures This is not a love song ou Audrey Piguet, avec sa série photographique La chute du héros, nous rappellent à quel point cette quête s’avère périlleuse.
Face au nihilisme ambiant qui laisse l’Homme face au néant, l’auto-dépassement envisagé par Nietzsche semble aujourd’hui encore la seule voie possible pour celui qui cherche à « devenir ce qu’il est ». A défaut de permettre à l’Homme de se transcender comme le philosophe le pense, l’art actuel l’aide à se ressouvenir de sa noble vocation. Avant que le trône auquel il peut prétendre ne soit, par le pouvoir absolu de l’A.I., laissé sans âme qui vive, comme le sculpteur Kohei Nawa le suggère, il invite à une quête héroïque qu’il appartient à chacun de mener – ou pas.