Si la figure de l’androgyne fascine, son sens originel demeure confus. Pourtant, depuis la nuit des temps, reconquérir cet être parfait fut l’enjeu de la quête sacrée.
L’androgyne, un genre qui fascine
Alors que, depuis les années 70, notre société s’interroge sur la masculinisation de la femme et sur la féminisation de l’homme, le troisième genre semble aujourd’hui le thème qui fascine chacun. Depuis la fin du XIXème siècle, l’androgyne n’a cessé d’inspirer le monde de la mode et les artistes. Les auteurs romantiques, la mode garçonne, des chanteurs pop (David Bowie, Annie Lennox, Boy George, Indochine…) et des plasticiens (Andy Warhol, Cindy Sherman…) l’ont utilisé à des fins variées, en adoptant les codes du genre opposé pour jouer d’une certaine ambiguïté dans l’apparence physique. Aujourd’hui, plus qu’une envie de se travestir, ce terme témoigne avant tout d’un désir profond de pouvoir éprouver dans sa chair les deux sexes. Le transgenre est à la mode. Aux USA, plusieurs célébrités ayant changé de sexe font la une de magazines aussi prestigieux que The Time ou Vogue. De nombreux films consacrent le phénomène. On citera pour les plus récents : Tomboy de Sophie Cattani en 2011, Laurence Anyways de Xavier Dolan en 2012, The Danish Girl de Tom Hooper en 2016, Lola Pater de Nadir Mohnèche ou Une femme fantastique de Sebastian Lelio en 2017… Le transgenre n’est plus le transsexuel perverti vivant dans les bas-fonds, longtemps dépeint de manière crue par des photographes comme Diane Arbus, Nan Goldin, Pierre Molinier, Antoine d’Agata, Jane Evelyne Atwood… Au fil du temps, sa représentation s’est esthétisée au travers du travail d’autres artistes de renom (Valérie Belin, Bettina Rheims – gender studies, …). L’art contemporain a ainsi contribué à nous rendre l’idée et l’image de ce corps acceptables. D’un modèle de contre-culture, l’androgyne s’impose à présent comme un genre identitaire à part entière ; un troisième sexe à portée de chacun.
La figure de l’androgynie divine
Même si l’on a tendance à associer l’androgyne au récit d’Aristophane dans le Banquet de Platon, la perfection humaine, à l’image de la perfection divine, est depuis la nuit des temps bisexuelle. C’est une unité qui contient les contraires. Comme l’explique l’historien des religions Mircea Eliade dans son livre Méphistophélès et l’androgyne, l’androgynie divine se retrouve dans la plupart des traditions et l’homme primordial – l’ancêtre mythique de l’humanité, est conçu à son image. Platon décrit cet être comme le troisième genre, un être parfait contenant les deux autres. Au XXème siècle, le sculpteur Brancusi avec Le Baiser reprend à son compte cette idée de l’unité issue de la fusion des opposés, dont l’emblème le plus célèbre demeure le symbole du Tao. L’alchimie nomme cet être double, le Rebis. De nombreux recueils nous le présentent sous la forme d’un homme pourvu de deux têtes – l’une masculine, l’autre féminine, les représentations les plus célèbres restant celles illustrant l’Aurore Naissante, le Rosaire des philosophes ou bien encore le Splendor Solis. Au XIXème siècle, Balzac, dans son roman Séraphîta, le décrit comme un personnage angélique mystérieux pouvant être perçu par ceux qui l’aiment comme masculin ou féminin. A l’image de la licorne avec la Dame, il complète la polarité manquante afin que l’union sacrée puisse s’accomplir pour chacun.
Aujourd’hui, cette figure mythique a été récupérée par la culture pop. Elle sert d’autres intérêts, d’ordre identitaire. A titre d’exemples, on mentionnera la série photographique de Leland Bobbe Halfdrag ou bien en 2013 le clip du chanteur Stromae Tous les mêmes. Le sujet que l’on nous montre à voir n’est plus simplement l’un qui devient l’autre, mais bien l’un et l’autre à la fois.
L’androgynie : une quête sacrée
Devant la difficulté rencontrée pour se définir à partir d’archétypes conventionnels du masculin et du féminin, l’homme se cherche. Ressentant le besoin de dépasser ce qui l’enferme dans un genre qui le rend perpétuellement insatisfait, il est en quête d’autres modèles. Rien d’étonnant alors que l’androgyne fasse à nouveau parler de lui. Mais dans une société désacralisée n’étant plus apte à percevoir la portée métaphysique des symboles, il semble que l’on assiste aujourd’hui à un détournement de ce mythe. L’hermaphrodite bisexuel, au sens biologique et identitaire du terme, parait en effet susciter bien davantage l’intérêt que la figure immatérielle de l’androgyne – asexuel à l’image de l’ange. Cette confusion des plans n’est pas chose nouvelle. Selon Mircea Eliade, dans la Grèce Antique, « les hermaphrodites de naissance étaient considérés comme un signe de la colère des dieux. Seul, l’androgyne rituel constituait un modèle, parce qu’il impliquait non le cumul des organes anatomiques, mais, symboliquement, la totalité des puissances magico-religieuses solidaires des deux sexes ».
Au sens sacré du terme, la quête de l’androgynie ne vise pas à éprouver physiquement les deux sexes ou à gommer les signes extérieurs de son genre. Celui qui la poursuit tente de fusionner intérieurement les principes féminin et masculin pour redevenir l’homme complet de l’origine, dont il garde encore le souvenir. L’hermaphrodite cherche à cumuler pouvoirs et sensations liés aux deux sexes en vue d’affirmer aux yeux de tous l’identité qu’il se choisit. L’androgyne opère à se dissoudre dans l’union, sans rien laisser extérieurement transparaître, afin d’enfanter son tout nouvel être, relié au cosmos. Cette quête spirituelle fut de tout temps difficile à mener car elle implique de se sacrifier. Même si l’homme aspire au plus profond de son être à redevenir un avec Dieu, seul celui qui parvient à dépasser sa peur de disparaître, peut y prétendre. En acceptant de perdre l’identité qu’il croit le définir, il découvre alors celui qu’il est vraiment. S’il accepte de se lancer dans la quête héroïque, à la suite des vieux sages alchimistes, il accouchera alors peut être à son tour de son être parfait : l’enfant philosophique que certains artistes contemporains, à la suite de Jérome Bosch, de William Blake ou de Salvador Dali, nous ré-interprètent encore dans leurs œuvres actuelles. On citera à ce sujet, les nouveaux-nés d’Anselm Kieffer et de Ron Mueck ou, dans un style plus onirique, les enfants plumes à l’image de l’ange de Lucy Glendinning.