La crise environnementale pousse l’homme à redéfinir, une fois encore, la relation qu’il entretient à la nature. L’art donne forme à une histoire qui se dessine, depuis toujours, entre sacré et profane.

 

L’homme et la nature : une relation à redéfinir

Depuis la nuit des temps, l’homme interroge sa relation à la nature. En Occident, selon les périodes, il s’envisage uni à elle comme à l’univers – ou pas. Dans les mythologies anciennes et la philosophie grecque, l’homme vit relié à une réalité supérieure dans un monde où tout s’ordonne et s’anime harmonieusement. Il se sent, selon Rudolf Steiner, « inséré au cosmos qu’il éprouve non seulement comme un être vivant, mais encore comme un monde d’âme et d’esprit ». Aristote, le premier philosophe à l’étudier scientifiquement dans Métaphysique, la décrit comme possédant en elle-même son principe de mouvement. Cette idée de nature, corps vivant et créateur, à l’image de la Terre Mère primordiale païenne, disparaît pourtant peu à peu avec l’expansion de l’Eglise catholique. Dans la tradition judéo-chrétienne, seul Dieu le Père possède le pouvoir de création et le texte de la Genèse rappelle que l’homme doit soumettre « toute créature vivante qui se meut sur la terre ». Cette vision place de fait l’homme en dehors et au dessus de la nature. Jusqu’à la fin du Moyen Age, il continue pourtant d’entretenir une relation harmonieuse et sacrée avec elle, même s’il la considère comme dangereuse. Perçue comme symbolique et magique, elle s’interprète alors encore dans un sens moral et spirituel. En l’observant, par analogie, l’homme apprend à se connaître et à comprendre les lois qui régissent l’univers.

A partir de la Renaissance, un nouveau concept voit le jour. La nature se dépouille de son mystère et de l’irrationnel, devenant un sujet d’étude majeur au siècle des Lumières. Les naturalistes en dressent l’inventaire qu’ils classifient afin d’en donner une explication rationnelle. Seuls les alchimistes continuent dès lors de la sacraliser. Au 17ème siècle, Descartes, dans son Discours sur la méthode, donne forme, à la vision moderne de la relation en affirmant que l’homme peut, grâce à la technique, s’arracher à la nature sauvage, en devenir maître et la posséder. Non plus vivante mais mécanique, elle s’envisage tel un matériau décomposable et modelable à souhait. L’étude de la nature se voit confiée aux sciences expérimentales, que l’on croit, à présent, seules capables de livrer tous ses secrets. Elles accompagnent l’industrialisation qui rationalise, au 20ème siècle jusqu’à l’outrance, son exploitation. Avec elle, la main de l’homme bouleverse l’ordre naturel des grands systèmes de la Terre (perte de biodiversité, changement climatique, érosion des sols…). Les chercheurs qualifient cette nouvelle ère d’anthropocène.

Depuis quelques années, on assiste à l’émergence d’une troisième manière d’envisager la nature. Elle s’entend communément à présent au sens d’environnement – le milieu qui entoure l’homme. Cette définition permet de ne plus opposer nécessairement, comme le pense Descartes, nature (ce qui se fait tout seul) à culture (ce qui porte la trace du travail humain). La terre s’appréhende à nouveau comme un tout que les théoriciens de l’écologie nomment la biosphère – un système global d’écosystèmes interdépendants. L’homme semble avoir compris qu’il ne peut soumettre la nature. Il se pense à nouveau uni à la terre, sans position privilégiée. Pourtant, même si l’écologie radicale conteste l’anthropocentrisme et si certains philosophes, comme Michel Serres, se refusent à réduire le monde à une nature objet ou marchandise en cherchant à en faire un sujet de droit pour la protéger  (Le contrat naturel), l’homme la considère en général encore comme une simple ressource utilitaire, aujourd’hui plus que jamais nécessaire à sa survie.

La nature dans l’art occidental : une question de regard sacré ou profane

En Occident, le regard que porte l’art sur la nature oscille lui aussi entre sacré et profane. Sa représentation varie en fonction des concepts. Il faut néanmoins attendre le 16ème siècle pour que le paysage devienne un genre pictural à part entière. Avant cette période, la nature se traite comme un élément d’ornementation ou, avec la christianisation, comme un arrière-plan théologique (Giotto, Bosch, Van Eyck…). Entre le 14ème et le 16ème siècle, le système de la représentation du signe bascule vers celui de la description. L’artiste ne cherche plus à présenter une vision de la Création à travers un traitement suggestif et symbolique des éléments ; il tente de saisir au plus juste ce qu’il observe en imitant le réel. Ce faisant, il donne forme à l’idée rationnelle du monde qui se met en place. Si les œuvres représentent initialement encore des scènes bibliques, les personnages y deviennent, au fil du temps, de plus en plus insignifiants (Patinir, Brueghel, Poussin…). Ils disparaissent totalement avec Dürer, considéré comme l’inventeur de la peinture de paysage. Ce genre artistique atteint sa maturité au 17ème siècle. L’homme, souvent dépeint en lien avec l’univers jusqu’au Moyen Age, s’imagine de même, à partir de cette époque, selon la nature, dans des paysages anthropomorphes (Merian l’Ancien, de Momper…). Au 19ème siècle, en réaction à la vision rationnelle et réaliste du monde, les artistes romantiques, inspirés par la naturphilosophie de Schelling et l’idée du sublime défendue par Burke, redonnent à la nature une dimension transcendantale. L’esthétique de la perception, du ressenti intérieur déjà cher à Rousseau, prend peu à peu le pas sur celle de la représentation. La nature mystique redevient médiatrice entre l’homme et l’infini cosmique (Friedrich, Carus, Runge, Turner…). Les symbolistes comme Hodler, Böcklin ou Redon lui accordent de même un rôle sacré, ainsi que quelques artistes au début du XXème siècle (Munch, Van Gogh, Klee…).

Les modernes et les contemporains s’intéressent en général peu à ce thème, alors que la photographie célèbre la beauté du monde (Adams, Weston, Atget…) ou la documente (missions de la DATAR, du Conservatoire du littoral…). Certains artistes du land art (Goldsworthy, Smithson…) et de l’arte povera (Penone) mènent néanmoins, à partir des années 60, une réflexion sur la nature, qu’ils ne considèrent plus comme modèle à imiter mais comme support ou matériau de leurs expérimentations. Capturant des phénomènes naturels, explorant différents états de la matière, ils cherchent à saisir l’insaisissable : l’énergie primordiale qui anime le vivant. Ces dix dernières années, la nature est redevenue un genre à part entière que l’on nomme l’art vert. Cet art engagé et politisé sert de nouveaux intérêts. Il utilise la nature pour nous pousser à changer.

L’art actuel : un acteur du changement de regard sur la nature

Face à la crise environnementale annoncée depuis quelques années, redéfinir la relation à la nature s’impose comme une nécessité. L’art se place très tôt comme un acteur du changement de paradigme. Alertés par le monde scientifique, alors que les politiques peinent à reconnaître le problème, des réalisateurs s’engagent, apportant la preuve incontestable par l’image qui manquait. De très nombreux documentaires voient le jour, dont certains rencontrent un large succès. Ces films aident à faire évoluer les mentalités – du grand public jusqu’aux politiques. Ils mettent en lumière la limite de notre représentation cartésienne de la terre. On citera à titre d’exemples : sur les dérèglements climatiques, Une vérité qui dérange de Guggenheim en 2006, la 11ème heure, le dernier virage en 2007 de Conners avec Leonardo Di Caprio ou Chasing Ice en 2012 d’Orlowski ; sur l’empoisonnement de la nature, Le Monde selon Monsanto de Robin en 2008 ou Nos enfants nous accuseront de Jaud en 2008 ; sur la biodiversité qui disparaît, Home d’Arthus-Bertrand en 2009 ou la série de l’organisation Conservation International, La nature parle

De nombreux artistes contemporains se relient de même à la cause. Pour passer les messages, ils font le plus souvent appel à des installations métaphoriques ou poétiques provoquant un choc sensoriel. On pense, en 2010, au Nuage vert du collectif HeHe projeté au-dessus de l’incinérateur de déchets de Saint-Ouen ; aux blocs de glace groenlandais, installés à Paris pour la Cop 21, d’Eliasson (Ice Watch), ou encore à l’installation sonore Le grand orchestre des animaux de Krause mise en image par UVA en 2017 (la disparition des espèces enregistrée sur une période de 20 ans). Depuis 2014, on assiste également à l’émergence de collectifs d’éco-artistes qui proposent des événements afin d’inciter le grand public à réfléchir à la transition écologique et au développement durable sur le mode de la co-création artistique (art of change, extinction rebellion…).

En nous poussant à modifier notre regard sur la terre, l’art nous conduit de même à changer notre relation à elle. Manger bio, se soigner par les plantes, serrer un arbre dans ses bras pour reprendre de l’énergie… autant de nouveaux usages qui se démocratisent. L’homme redécouvre les bienfaits de la nature. Dans un monde en perte de repères, elle incarne les principes dont notre société semble aujourd’hui cruellement manquer (authenticité, beauté, bonté…). L’idée d’un retour à la terre afin de retrouver sens moral et bonheur fait son chemin alors que les sciences écologiques nous poussent à innover en copiant la nature (le biomimétisme écosystémique). Pour en témoigner, des réalisateurs nous content l’histoire de pionniers vivant déjà selon d’autres modèles. On citera le film Into the Wild en 2007 de Sean Penn et des documentaires comme Solutions locales pour désordre global de Coline Serreau en 2010, Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent en 2015, L’éveil de la permaculture d’Adrien Bellay en 2017, Le sel de la terre de Wim Wenders en 2014, En quête de sens, en 2015 de Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière.

L’homme urbanisé semble nostalgique d’une nature idéalisée que l’art actuel aime à glorifier. Conscient de son lien à la terre, il cherche aujourd’hui à en faire bon usage en la protégeant ou en l’imitant. Mais dans la relation plus éthique qui se redessine, la place du sacré reste encore à clarifier. Nostalgie d’une Terre à l’image du paradis originel diffère de nostalgie de la lumière. En Occident, au sens sacré du terme, la nature ne s’entend pas comme une fin pour l’ici-bas, mais comme une voie de sagesse vers l’au-delà.