Méprisé et caché pendant des siècles, le corps s’éprouve et retrouve une certaine sacralité. L’art actuel cherche comment le représenter dans toute sa subtilité.
Penser le corps et le représenter
En Occident chrétien, la philosophie comme la religion délaissent longtemps le corps, préférant s’interroger sur l’âme et l’esprit, les deux principes qui, avec lui, qualifient la nature humaine. Le corps, depuis Platon, se pense souvent comme un fardeau pour l’homme, une cage entravant la connaissance et la vertu. Selon la Bible, originellement pur, il devient après la Chute source de péché tout en demeurant sacré. Dans les Beaux-Arts, sa représentation est traditionnellement réservée aux figures mythologiques, bibliques et historiques ou aux personnages importants. Jusqu’au début du 20ème siècle, son traitement esthétique demeure codifié selon les normes de la Renaissance. Mais, à la fin du 19ème siècle, le philosophe Nietzsche repense le corps comme le seul principe possible pour définir l’homme. Les artistes cherchent dès lors à redonner une forme et un sens à un corps désacralisé sans qu’aucun modèle dominant ne parvienne à émerger. Au début du 21ème siècle, le sociologue Bauman conceptualise la « modernité liquide » qu’il caractérise par l’instabilité, la mobilité et la volatilité. Dans une société sans plus aucun repère stable prise dans un flux incessant, comment alors penser et représenter le corps mouvant d’aujourd’hui ?
Un corps sacré, miroir du Monde
Le corps, jusqu’à la Renaissance, se pense non pas seul, séparé du dehors, mais en relation avec le Monde. Comme le rappellent Marie Delclos et Jean Luc Caradeau dans Symbolisme du corps, dans toutes les grandes traditions « l’homme se situe dans une connexion étroite avec tous les éléments du cosmos qui constitue en quelque sorte l’agrandissement de l’homme tandis que l’homme réalise en lui-même une véritable miniaturisation du cosmos ». L’hindouisme dans les Vedas et les Upanishad qualifie l’homme de microcosme et l’univers de macrocosme. L’hermétisme dans son texte fondateur, la Table d’Emeraude, l’énonce quant à lui par « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ». Un thème également cher au philosophe grec Platon qui pense le corps comme un reflet miniature du macrocosme. De nombreuses œuvres nous témoignent de cet homme relié au cosmos, tout particulièrement l’homme zodiacal dont chaque organe est rattaché à une planète. Le corps s’envisage également souvent comme un miroir du monde. La mythologie grecque, des textes chinois anciens et des textes bibliques font référence à un corps-paysage ou paysage anthropomorphe participant d’un même flux cosmique. L’Alchimie nous parle du livre de la Nature qui, par analogie, permet à l’homme qui l’observe de comprendre que « ce qui est à l’intérieur est comme ce qui est à l’extérieur ». Une vision symbolique et sacrée du corps qui traverse toute l’histoire de l’Art.
La fabrique du corps
Dès l’Antiquité, la représentation du corps se pense également formellement. La statuaire grecque instaure le culte d’un corps harmonieux de divines proportions : athlétique chez l’homme afin d’attester de sa stature héroïque ; jeune et sain chez la femme pour mettre en valeur son pouvoir de fécondité (une idée déjà présente chez les statuettes de vénus préhistoriques). L’humanisme de la Renaissance place l’homme au centre, à la place de Dieu. Les artistes cherchent alors à définir une mesure pour dépeindre la beauté du corps, qu’elle soit réaliste ou idéalisée. Afin d’y parvenir, ils étudient la géométrie et les canons de proportions de l’Antiquité mais également sa structure anatomique en disséquant des morts malgré l’interdiction des autorités. Les dessins de Vitruve (qui, à la suite du philosophe grec Pythagore, explore la règle du nombre d’or appliquée au corps humain), celui de l’homme de Vitruve par Léonard de Vinci dans le traité de Luca Pacioli Divina Proportione, le traité des proportions de Dürer, celui d’anatomie du médecin André Vésale La fabrique du corps humain ou « l’écorché » de Michel-Ange constituent les bases de l’enseignement académique des Beaux-Arts jusqu’à la fin du 19ème siècle.
Avec la montée du rationalisme cartésien, la vision mécaniste du corps de Vésale s’impose progressivement. Au 18ème siècle, la prolifération des cabinets anatomiques contribue même à développer des mises en scène du corps anatomisé. Cette figure dite de l’écorché qui suscite l’effroi autant qu’elle fascine – dessinée, sculptée en cire ou bien réelle – ne cessera jamais d’inspirer les artistes. Peut-être parce que, plus que dépeindre ce qui rend chaque être vivant et unique, elle nous place face à la finitude d’un corps universel purement mécanique.
Un corps, objet du regard
A partir du 18ème siècle, une autre figure du corps s’impose peu à peu dans les Beaux-Arts : un nu féminin désacralisé, objet du désir masculin, le plus souvent représenté couché, au lit ou au bain (Boucher, Fragonard, Ingres, Manet, Courbet, Renoir, Degas, Seurat, Cézanne, Redon, Hodler, Klimt, Bonnard, Modigliani, Schiele…). Au 20ème siècle, le cinéma, la publicité et la mode glorifient la beauté plastique. Par l’image, ils établissent les normes d’un corps féminin parfait stéréotypé : un corps sensuel dans les 50’s (les sex-symbols du cinéma hollywoodien comme Monroe, Bardot dans Et Dieu créa la femme de Vadim, la James Bond girl…) ; un corps plus réaliste à partir des 60’s avec la nouvelle vague de réalisateurs français (Varda, Godard, Truffaut…) ; un corps militant dans les 70’s (le corps mis en scène par le féminisme) ; un corps battant et puissant dans les 80’s et les 90’s (le corps sportif de Fonda, le corps combattant de Weaver dans les Alien ou Hamilton dans Terminator 2 ou des femmes d’affaires de Working Girl …) avant un retour à un corps sexualisé et puissant à partir des années 2000 (les stars de la pop culture : Lopez, Beyonce, Kardashian…).
Dès ses débuts, le 7ème art cherche également à faire évoluer notre regard sur le corps. Il le questionne au départ en jouant sur nos peurs (le body horror, la science-fiction). Sous l’influence de mouvements sociétaux comme le LGBTQIA+, le néo féminisme ou le body positiv, il remet aujourd’hui en cause les stéréotypes. Par le drame ou la comédie, il s’essaie à nous rendre tout corps hors normes acceptable. On citera à titre d’exemples : les corps déformés dans Freaks de Browning en 1933, Elephant man de Lynch en 1980 ou Taxidermie de Palfi en 2006 ; les corps modifiés esthétiquement ou biologiquement dans Brazil de Gilliam en 1985, La mort vous va si bien de Zemeckis en 1992, Bienvenue à Gattaca de Niccol en 1997, Volte Face de Woo en 1997, La Piel Que Habito d’Almodovar en 2012 ou Emilia Perez d’Audiard en 2024 ; les corps mutants des super-héros de Marvell ou ceux dégénérés de l’île du Dr Moreau de Taylor en 1977 et des films de Cronenberg (La Mouche en 1986, Crimes du Future en 2022) ; les corps machines de Terminator de Cameron en 1984, d’Edward aux mains d’argent de Burton en 1990 ou Titane de Ducourneau en 2021 ; les corps handicapés d’Intouchables de Nakache et Toledano en 2011, De rouille et d’os d’Audiard en 2012 ; les corps obèses des films de John Waters dans les années 70, Precious de Daniels en 2009 ; les corps redéfinissant le genre du cinéma queer, de Tomboy de Sciamma en 2011, d’Une femme fantastique de Lelio en 2017…
Un corps en quête de sens
Dans les Beaux-Arts, au cours du 20ème siècle, la représentation du corps devient elle aussi plurielle. Le corps n’est plus réduit à une simple entité formelle dont les canons historiques ne vont cesser d’être déconstruits (tout particulièrement par le cubisme et l’art féministe). Les artistes contemporains cherchent à redonner un sens à ce corps ayant perdu toute sacralité. Comme l’historien de l’art Paul Ardenne dans L’image corps le souligne, le corps ne cesse de se réinventer sans que les artistes ne parviennent à en fixer une image assurée. Au fil du 20ème siècle, on le représente comme un corps productiviste magnifié par le travail, un corps hédoniste en quête de bien-être (Matisse, Hockney, Fischel), un corps souffrant et anéanti (Buffet, Zadkine, Lembruck, Rouault, Bacon, Baselitz, de Brucke…), un corps érotisé (Dali, Newton) ou sexualisé (Mappelthorpe, Serrano, Ruff, Araki…), un corps militant (de Saint Phalle, Orlan, Beecroft…) puis travesti avec l’apparition de la question du genre (Orlan, Sherman…), un corps réaliste dans toute sa banalité (Goldin, Hanson, Mueck, Ray…), un corps monstrueux (Orlan, Gordon, Saville, Barney, Dinos & Chapman). Mais également, à la fin du siècle dernier, un corps post-humain, hybride et augmenté par la technologie (Stelarc, Orlan, Lee Bull, Gafsou) puis dématérialisé (Ikam et Fléry).
Un corps à éprouver
Sous l’influence de sagesses venues d’Orient, la relation au corps s’envisage pourtant peu à peu tout autrement. L’intérêt pour ces sagesses débute en Europe à la fin du 19ème siècle au sein de courants ésotériques tels la théosophie ou l’anthroposophie. Mais des maîtres spirituels indiens et japonais ne commencent à recevoir vraiment une large écoute qu’après la seconde guerre mondiale, tout particulièrement aux USA où ils influencent le mouvement hippie. A partir des années 70, le corps s’éprouve et se ressent. Jusqu’alors caché et méprisé, il se libère avec la libération sexuelle dépeinte dans des films comme Hair de Forman en 1979 ou Les valseuses de Blier en 1974. Puis, à partir des années 80, il se modèle. Alors débute le culte du corps féminin sain et battant par la gym tonique remis en scène dans le film The Substance en 2024 tout comme celui du corps masculin démesurément musclé par le culturisme (Terminator, Rocky, Wolverine, Magic Mike…). Depuis les années 2000, avec la démocratisation du tatouage et de la chirurgie esthétique, le corps s’opère non plus pour accéder à un idéal stéréotypé de beauté mais davantage pour affirmer et afficher sa singularité.
L’art contemporain se fait le témoin de cette évolution. En 1981, le philosophe Deleuze dans Logique de la sensation inspiré par le peintre Bacon décrit le mouvement qui s’opère : « Le tableau c’est le corps non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation ». Les œuvres intègrent la dimension sociale et émotionnelle du sujet pour nous parler d’expériences humaines et de ressenti, certains artistes n’hésitant pas à mettre leur propre corps à l’épreuve dans des performances (Orlan, Abramovic, Nitsch, Frankie B, Mendieta…).
Un corps multiple et subtil
Ces sagesses d’ailleurs redonnent de même au corps une dimension sacrée. En Occident, nombreux l’envisagent aujourd’hui non plus tel un corps simplement physique mais comme un ensemble de corps subtils non perceptibles par les organes sensoriels (pouvant aller jusqu’à sept). Les grandes traditions orientales comme l’ésotérisme occidental nous parlent notamment :
- D’un corps étherique : une trame d’énergie autour du corps physique qui assure et maintient sa vitalité. Un corps subtil que la photographie fluidique puis d’auras est parvenue à fixer scientifiquement.
- D’un corps du désir ou astral : un plan de conscience dans lequel se forment et se structurent nos désirs comme nos peurs. Dans certaines traditions comme l’hindouisme, il subit également l’influence de tout le système astral (étoiles, planètes, signes du zodiaque).
- D’un corps mental : un plan de conscience, aujourd’hui surdéveloppé, qui permet de traiter toutes les informations pour comprendre et élaborer des pensées afin d’agir rationnellement.
De plus en plus d’occidentaux partagent aujourd’hui cette vision holistique du corps qui prend en compte tous les plans de l’humain ; un corps multiple dont l’image, à l’origine sacrée, s’est largement démocratisée. Ils l’éprouvent en conscience cherchant à le guérir (la médecine énergétique : l’acuponcture chinoise, le Qi Gong, le Reiki, la médecine ayurvédique…) ou mieux le vivre (les pratiques de développement personnel et de bien être…).
Pratiquer sa spiritualité par le corps
En Occident, de plus en plus d’êtres pratiquent de même une voie spirituelle leur permettant de faire l’expérience du Sublime par le corps (yoga dans l’hindouisme, zazen dans le bouddhisme japonais, qi gong dans le taoïsme, tantrisme dans certaines branches de l’hindouisme et du bouddhisme, danse du soleil amérindienne…). Le pratiquant se purifie et s’ouvre en dépassant ses limites physiques ; sa conscience s’illumine et fait corps avec toute la nature vivante, la chair n’étant plus alors la frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et autrui. Ce qu’illustrent par exemple les œuvres de peuples autochtones rencontrant aujourd’hui un franc succès (l’art visionnaire chamanique) tout comme celles d’artistes occidentaux qui travaillent dans et avec la nature dès les années 70 (Mandieta, Appelt, Penone, Parmiggiani, Minot et Gormezano, Bissara…).
Le christianisme qui ne pratique pas sa spiritualité par le corps tout comme l’alchimie spirituelle nous invitent pourtant à œuvrer eux aussi par lui. Ils nous parlent d’un processus de métamorphose du corps physique permettant de retrouver son corps originel de divine nature. L’alchimiste œuvre à dissoudre le corps et fixer l’esprit en lui ; le mystique chrétien cherche à ouvrir le cœur pour s’unir à Dieu qui transforme sa nature corporelle. Le corps de l’initié, selon son état de transformation, se nomme corps de la transfiguration, corps de la transmutation, corps glorieux ou corps de la Résurrection. Dans l’art sacré, la couleur du vêtement représente traditionnellement la nature plus ou moins spirituelle du corps. Accompli, le corps devient lumineux. Couronné d’une flamme ou d’une auréole, il rayonne.
Une mutation annoncée
Depuis quelques années, l’art pressent une mutation pour l’homme. Elle se présente encore rarement sous l’angle d’un corps resacralisé, illuminé ou régénéré. Par-delà le corps non genré, hybridé avec la machine ou dissolu en elle, de nombreux artistes l’envisagent aujourd’hui comme un corps mutant. S’ils le représentent le plus souvent fusionné avec le règne animal ou végétal, peu abordent encore la question du sens à lui donner : une évolution ou une régression pour l’homme ?